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“Développer gratuitement ?”

Le Gabon est un pays où la téléphonie mobile est très développée. Selon l’ARCEP dans son Observatoire des marchés : 1er trimestre 2023, il y avait exactement 3 046 970 abonnements actifs de téléphonie mobile en mars 2023 pour une population d’un peu plus de 2 millions d’habitants. Il est question de plus de 150 millions de minutes d’appels téléphoniques et de dizaines de millions de SMS durant chacun des mois couverts par ce rapport. En y ajoutant le trafic Internet mobile, la téléphonie mobile a généré un chiffre d’affaires global de 46,75 milliards de francs CFA sur ce trimestre.

On pourrait penser en voyant ces chiffres que la digitalisation, les projets de transformation digitale, les outils digitaux professionnels, le développement d’applications métiers à forte valeur ajoutée ont le vent en poupe au Gabon. Ce n’est pas le cas. Des entreprises se lancent dans le secteur des technologies de l’information et de la communication mais elles se heurtent à de sévères difficultés. En plus de l’opacité des appels d’offres et des arrangements informels qui minent les activités des entreprises, beaucoup de clients demandent des « avantages » qui mettent en danger la santé financière desdites entreprises. Certains vont jusqu’à demander aux entreprises du digital de travailler gratuitement sans se soucier de l’impact d’une telle demande sur la pérennité d’une entreprise.

D’où provient cette attitude vis-à-vis du digital ? Quelles sont les implications de telles demandes pour les entreprises ? Quels sont les coûts réels du développement d’une application métier ? Comment changer les choses ?

 

L’incompréhension du digital

La prépondérance de la téléphonie mobile dans l’environnement gabonais s’explique par la relative rareté des ordinateurs personnels souvent trop chers pour la majorité des gabonais. De nombreux gabonais découvrent l’ordinateur à l’université ou sur leur lieu de travail, la plupart du temps afin d’utiliser des solutions bureautiques (traitement de texte, tableur, bloc-notes, présentation). Les applications métiers plus complexes sont réservées à des spécialistes, notamment sur les ordinateurs de travail mis à leur disposition sur leurs lieux de travail. Les applications mobiles sont bien plus utilisées, notamment pour le divertissement. Quelques applications métiers orientées Web sont accessibles dans certaines organisations ou au public mais peu de personnes ont conscience du travail nécessaire pour développer de telles solutions.

De ce fait, la culture digitale de beaucoup de gabonais ne leur permet pas de mesurer les coûts matériels et humains du développement d’application. La majorité n’a aucune connaissance des outils logiciels et matériels au-delà des fonctionnalités les plus évidentes (réseaux sociaux, jeux, consommation d’œuvres digitales, photographie, etc.). En utilisant des applications dont le business model repose sur les publicités et la vente de l’accès aux utilisateurs, le public est amené à penser que le développement de solutions digitales est gratuit. Après tout, combien utilisent Facebook d’une manière qui les pousserait à payer pour les fonctionnalités marketing par exemple ?

Habitués aux applications gratuites et aux applications contrefaites pour ne pas avoir à rémunérer les éditeurs, la majorité des gabonais n’a aucune idée des difficultés et des coûts liés au développement d’une application. Les enjeux de la transformation digitale sont de mieux en mieux perçus. Les outils de développement permettent de plus en plus de nouveaux usages et fonctionnalités pour les utilisateurs finaux. Malheureusement, le management des entreprises et des administrations clientes n’est pas toujours disposé à favoriser la transformation digitale tout en prenant en compte ses volets critiques comme la cybersécurité.

 

Les réalités du développement d’applications 

Développer une application iOS ou Android moderne, robuste et optimale peut nécessiter des milliers, voire plusieurs dizaines de milliers de lignes de code. Même son de cloche du côté des applications orientées Web. Les standards et les normes en vigueur découragent le recours à des artifices susceptibles d’écourter la durée de conception, développement, tests et déploiement.

Les applications doivent comprendre non seulement les fonctionnalités définies dans les cahiers de charges mais elles doivent aussi être développées selon les calendriers définis dans les contrats. La sécurité de chaque contractant et de ses données doit également être garantie. Les outils de développement sont arrivés à leur maturité digitale et la méthode agile se répand. Toutefois, l’expertise du développeur demeure primordiale et doit être décemment rémunérée pour le motiver et insuffler une culture saine dans son environnement de travail.

C’est dans ce contexte que les entreprises du digital répondent aux besoins de leur clientèle qui, comme nous l’avons vu, comprend souvent très mal les réalités du développement d’applications. Une application développée gratuitement, souvent par un seul développeur freelance, a drastiquement plus de chances d’échouer avant même sa livraison.

Pourquoi ? Tout d’abord parce que le développeur qui accepte de travailler gratuitement a nécessairement d’autres activités rémunérées qu’il priorisera car son revenu en dépend. Il aura plus de difficultés à embaucher des spécialistes susceptibles de compenser ses propres lacunes en l’absence de budget pouvant servir à recruter. En outre, rien n’assurer la qualité des talents qu’il parviendra à recruter en l’absence d’une rémunération. Aussi, l’application livrée risque de ne pas correspondre totalement au contenu du contrat (s’il existe) et du cahier des charges. La sécurité des données risque de ne pas être garantie. La fiabilité de l’application et sa maintenance devront peut-être être confiées à des entreprises tiers après la livraison. Enfin, ces « arrangements » informels motivés par l’incompréhension des réalités du digital sont rarement encadrés, formalisés par le biais de contrats écrits auxquels les contractants pourraient se référer en cas de litige.

En choisissant la gratuité pour le développement d’applications sur lesquelles reposeront peut-être ses activités professionnelles, la clientèle s’expose à de nombreux risques qu’elle ne saisit pas tout en mettant en danger les entreprises et les développeurs qui acceptent ce genre de demandes.

 

Des risques importants pour les entreprises du digital 

Les entreprises qui opèrent dans la digitalisation et le développement doivent se conformer à ces exigences aujourd’hui universelles tout en devant respecter leurs autres engagements, leurs autres contrats. Il faut acquérir et maintenir les outils de développement, il faut rémunérer les employés, il faut s’acquitter des charges fixes et des autres charges variables.

Au vu de tout ce qui précède, demander (voire exiger dans certains cas) la gratuité du développement d’une application, c’est demander à une entreprise de dépenser ses ressources sans être rémunérée en retour. Ceci limite les chances de survie de l’entreprise à court terme, à moyen terme et à long terme.

Une entreprise qui travaille sans rémunération risque l’endettement. Son bilan comptable inquiètera ses actionnaires et ses créanciers. Difficile dans ce contexte de maintenir les activités sans licencier. Or, qui dit licenciement induit une perte de compétences ou une perte d’heures de travail pouvant être allouées à des projets. Ces entreprises risquent de se retrouver endettées, en sous-effectifs et harcelées par leurs créanciers. Pire, les autres clients risquent de demander la gratuité du développement s’ils apprennent qu’un client en a bénéficié. Une jeune entreprise du digital qui accepte de développer gratuitement s’expose à de nombreux risques qui la poursuivront pendant longtemps au-delà de la transaction gratuite initiale.

En France par exemple, 49,5% des nouvelles entreprises ferment après leurs 5 premières années d’existence (étude INSEE). Demander la gratuité du développement d’une application, c’est tuer les entreprises digitales. C’est également un frein à la transformation numérique des organisations et de la société dans son ensemble car à l’ère du digital, les talents et les experts jouissent d’une mobilité à l’international sans équivalent dans le passé.

 

Le cas ivoirien

Le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) en Côte d’Ivoire a fait preuve d’un fort dynamisme lors des 15 dernières années. Les investissements publics et privés ont permis à ce secteur de représenter entre 6% et 7% du PIB de la Côte d’Ivoire chaque année selon un rapport publié en 2021 par le ministère ivoirien des Technologies de l’Information et de la Communication. Ce ministère officiellement autonome depuis plus de 10 ans est devenu le ministère de la Transition Numérique et de la Digitalisation.

Le cadre réglementaire et légal autour de ces questions a été formalisé, notamment pour permettre l’adoption massive de ces technologies et encourager l’investissement privé. Les contrats de projets digitaux ont été standardisés de manière à simplifier les procédures. Les appels d’offres en matière de digitalisation en Côte d’Ivoire et dans les pays d’Afrique de l’Ouest ont gagné en transparence.

Ces efforts institutionnels ont rejoint l’arrivée sur le marché du travail des spécialistes de ces technologies qui sont formés en Côte d’Ivoire depuis les années 90. Des savoir-faire se sont développés tant chez les opérationnels que chez les responsables de la stratégie digitale de leurs organisations respectives. Les consultants, les experts en relation clients, les experts en logistique et beaucoup d’autres inclurent progressivement les activités liées au développement de programmes, aux paiements numériques, à l’e-commerce, à la gestion du big data, à l’Internet des objets, au marketing digital, au cloud computing, à la gestion électronique des documents, à l’administration réseau et des autres activités nées de la transition numérique. De nombreuses multinationales du secteur des TIC installent des succursales en Côte d’Ivoire afin d’exploiter ce vivier.

La Côte d’Ivoire compte aujourd’hui plus de 37 millions d’abonnements à la téléphonie mobile pour un chiffre d’affaires supérieur à 1000 milliards de FCFA. La Côte d’Ivoire compte aujourd’hui 17 millions d’abonnés à Internet haut débit, plus de 60 % de la population, contre 10 millions début 2016. Ce nombre n’excédait pas 200 000 à fin 2011. Qui plus est, la contribution directe du secteur des TIC au PIB ivoirien ne prend pas en compte les effets multiplicateurs, l’effet de levier de ce secteur sur la productivité des autres secteurs de l’économie. Le vivier de talents et d’experts cultivé par la Côte d’Ivoire permet aux entreprises ivoiriennes de se lancer à la conquête des marchés du digital dans d’autres pays africains. Cette évolution rapide, qui place aujourd’hui la Côte d’Ivoire à la 3ème place en Afrique de l’Ouest en matière de TIC, n’aurait pas eu lieu sans la formalisation du cadre institutionnel dans lequel les entreprises du secteur opèrent. Sans contrats sûrs garantissant la rémunération des entreprises de ce secteur, impossible d’enclencher la transition numérique.

 

Leçons à tirer

Les trois dernières décennies en matière de TIC en Côte d’Ivoire prouvent tout d’abord l’importance des choix stratégiques des décideurs politiques en ce qu’ils sont les plus à même d’accompagner la transformation digitale. Les enjeux du digital vis-à-vis des modèles économiques nécessitent une réflexion de fond qui affectera les politiques d’éducation nationale, l’environnement des affaires, les contrats, les conditions de règlement des litiges, les infrastructures numériques, le droit des affaires et beaucoup d’autres variables.

Au-delà de l’impulsion politique, le développeur a la possibilité de communiquer et informer le public quant à leurs produits digitaux. Qu’il s’agisse d’une transformation des processus, du déploiement d’un ERP ou d’un CRM, du développement d’une application métier sur mesure, le développeur se doit d’être acteur de la transformation digitale. Il se doit d’implémenter une stratégie de communication qui débouche sur la vulgarisation de ses activités et l’expression claire des bienfaits qu’il offre à ses potentiels clients.

Penser la transformation digitale et la mener à l’échelle opérationnelle s’accompagne d’un changement des attitudes quant au développement des applications et quant à la digitalisation. L’éducation et la communication autour de ces problématiques sont obligatoires.